Le pouvoir a-t-il un sexe ?
Et les anges ont-ils un sexe ?…
Il serait plus exact à mon sens poser la question en termes de genre, ce phénomène de construction social qui assigne à chaque personne un rôle dans la société selon sexe, classe… Je rappellerai que, contrairement à ce qu'a écrit Engels, les femmes ont de tout temps participé aux tâches productives, que ce soit comme cueilleuses, agricultrices, artisanes… avant de devenir, avec l’essor du capitalisme, ouvrières à domicile ou dans la grande industrie. Tout pouvoir découle d’un rapport d’inégalité et consacre celle-ci par la violence. Tout au long de l’histoire, le pouvoir des hommes a été associé au monopole de la force physique et à celle des armes, aux pillages et spoliations, aux guerres dont les femmes ont été victimes et où, souvent, leurs corps sont devenus butin et même champ de bataille.
Diviser pour régner ?
Nous nous heurtons à l'inégalité socialement construite des rapports entre hommes et femmes, conséquence du pouvoir patriarcal, un pouvoir basé sur l’exploitation du travail domestique des épouses de la part de leurs maris dans le cadre de l’institution du mariage et de l’économie familiale. Ce mode de production domestique, fondement du système patriarcal, non seulement coexiste avec le mode production industriel moderne, base du système capitaliste, mais se conjugue avec lui, jouant un rôle décisif quant à la reproduction de la force de travail, l’élargissement du taux d’exploitation de la main d’oeuvre (à travers l’existence d’un travail « invisible », non reconnu et non rétribué, mais tout aussi indispensable aux rouages de l’ensemble de l’économie)… pour ne pas parler du cadre de reproduction des valeurs du système capitaliste tout entier que représente le patriarcat. En lui, le capitalisme a trouvé en quelque sorte une matrice et un socle ; au fil de son développement, il a « aménagé » le vieil ordre de la domination masculine selon les besoins d’une accumulation incessante et d’une expansion déprédatrice des êtres humains et de la nature.
Ainsi, lorsque nous abordons la question du pouvoir, il nous faut bien comprendre qu’il s’agit d’une institution qui ne tombe pas du ciel, mais qui surgit d’une relation sociale, concrète et historique. Cette relation est liée à un système de production qui fomente injustices entre hommes et femmes. Nous parlons donc d’une relation antagonique construite socialement à un certain moment du développement économique de l’humanité : il ne s’agit donc pas du résultat d’une « guerre entre les sexes », pas plus que cette relation d’inégalité, d’exploitation et d’oppression ne découle d’une quelconque « complémentarité » ou « prédisposition naturelle » des femmes et des hommes à telle ou telle fonction. Tout au contraire : au-delà des sexes, ce sont bien les différentes fonctions - et les rapports de domination qu’elles impliquent – qui façonnent les genres et les identités… censées perpétuer ces divisions-là. Autrement dit, lorsque nous parlons de pouvoir, nous avons en vue un conflit social ou de classe ; c’est-à-dire, un affrontement d’intérêts matériels différents.
A ce propos, on ne saurait que trop conseiller revisiter l’ouvrage de Christine Delphy : « L’ennemi principal ». Christine Delphy se situe dans un cadre analytique matérialiste, qui part des rapports sociaux effectifs entre hommes et femmes, des pratiques sociales existantes (travail domestique, économie de la famille, transmission du patrimoine…). Elle y attaque la conception naturaliste de la répartition des rôles sociaux en fonction du sexe ; une idée qui n’a toujours pas disparu et qui revient en force avec la crise globale et son corollaire de précarité accrue, d’intégrismes renaissants, de salaires et pensions discriminatoires… dans une tentative de renvoyer les femmes au foyer après toutes les luttes acharnées menées pour s’en affranchir (accès a l’éducation, formation, équipements publics…).
Empowerment ? Est-ce là notre stratégie ?
Certaines féministes œuvrent pour leur prise de pouvoir dans divers espaces sociaux ou politiques. L’existence d’un pouvoir nous oblige à nous poser la question sur les conditions de son exercice et donc de son contrôle démocratique. Nombreuses sont les femmes qui affirment clairement leur volonté de se battre pour obtenir un pouvoir politique dans la société. Les femmes sont porteuses de revendications nombreuses, complexes et contradictoires, et il semble important que nul ne parle en leur nom. Mais les femmes sont plurielles et, en général, les femmes qui défendent l’empowerment luttent individuellement. Généralement, ce sont des femmes ayant eu accès à une formation solide et issues de milieux privilégiés ou désireuses d’ascension sociale. Mais, des lors qu’il y a un pouvoir - et en l’absence de règles de fonctionnement, de mécanismes de régulation, d’adhésion préalable, de participation et de contrôle - toutes les logiques de l’oppression sont mises en place, toutes les violences sont possibles. Ainsi, se perpétue la croyance (fortement entretenue d’ailleurs par les hommes) qu’il est impossible pour les femmes de s’organiser collectivement. Le sentiment de culpabilité et le manque de confiance, si présents parmi nous, aggravent encore les conflits.
Le maintien délibéré des femmes dans l’ignorance et le sous-équipement technologique est un pilier de leur oppression de la part des hommes qui détiennent le pouvoir, oppression qui repose sur une énorme violence sans laquelle les nombreux soulèvements, luttes et révoltes des femmes dans l’Histoire et dans leurs histoires personnelles auraient sûrement abouti de manière satisfaisante depuis longtemps.
Le risque de l’empowerment est que le pouvoir soit détenu par celles qui ont les outils intellectuels (prise de parole et accès aux médias) et crée ainsi le pouvoir de quelques-unes au détriment des autres femmes. Rappelons que le mouvement féministe lutte pour l’égalité. Il ne s’agit pas seulement de l’égalité avec les hommes, mais aussi entre les femmes. Le danger, c’est bien l’instauration d’une hiérarchie dans le groupe qui risque de devenir organique. Que devient alors notre lutte pour l’égalité ? Que devient notre lutte émancipatrice pour que chaque femme devienne sujette politique ?
Je pense, quant à moi, que « l’empowerment » est un piège qui nous fait entrer et participer dans un système qui est une source permanente d’oppressions, de violences. Il s’agit en effet, non de copier ou de « singer » les hommes mais de déconstruire un ensemble de règles sociales qui sont obsolètes. Il ne s’agit pas de prendre le pouvoir aux hommes. Il s’agit de faire comprendre aux hommes que ce pouvoir les détruit eux aussi. Il s’agit d’être créatives et de construire d’autres relations sociales. Des relations basées sur la solidarité et l’égalité, des relations basées sur la justice sociale, donc économique. Sur de telles bases, les femmes pourraient décider réellement et faire les choix qui leur conviennent (profession, sexualité…) et le mariage ne serait plus nécessaire ou ne serait qu’un engagement entre personnes libres et responsables.
Selon la vieille théorie léniniste, l’État fondé sur les relations d’exploitation capitalistes ne saurait être investi et utilisé par la classe révolutionnaire pour accomplir son œuvre émancipatrice. Au contraire, celle-ci ne serait envisageable qu’en brisant une machine bureaucratique, destinée à préserver ces rapports-là par la force des « détachements d’hommes armés », et en la remplaçant par une forme d’organisation autonome des classes opprimées : une sorte d’État différent, qui naît avec la vocation de dépérir… et dont le succès se mesurera à la rapidité de son extinction dans la simple administration des choses au sein d’une société égalitaire et, partant, affranchie de la nécessité d’un quelconque pouvoir. (La tragique destinée de l’État surgi d’Octobre confirme cette théorie, scellant l’échec d’un cours tout à fait opposé au projet originel ; une « bifurcation de l’Histoire » imposée par des terribles circonstances adverses). Plus tard, Gramsci devait nous apprendre l’importance de l’hégémonie idéologique et culturelle dans la préservation d’une domination à travers son acceptation sociale.
Eh bien, il en est de même pour ce qui est de l’émancipation des femmes face au patriarcat. Nous ne pouvons « investir » ses structures pour servir notre cause, ni conquérir de parcelles de pouvoir dans une sorte de stratégie graduelle de libération. Pas plus que nous ne pouvons emprunter ses méthodes de commandement, ses mœurs, sa volonté d’assujettissement de l’autre, et les mettre à profit de l’avènement d’une autre société. Car, il ne s’agit pas d’îlots de liberté, mais bien de citadelles de pouvoir (sur quoi ou sur qui ?). « L’empowerment » - qui est toujours celui de quelques unes – revient à une cooptation qui légitime et renforce le système dans son ensemble contre le processus général d’émancipation des femmes. Leur accès aux cercles du pouvoir se produit au gré de la volonté dominante des hommes et après avoir montré patte blanche pour ce qui est du respect de l’ordre établi. Paradoxalement, dans le cadre du système patriarcal, le « pouvoir des femmes » représente une forme ultime d’aliénation et de soumission. En fait, « l’empowerment » s’inscrit dans l’hégémonie culturelle de la suprématie masculine et reproduit, à travers certaines femmes, les traits, empreints de violence, du patriarcat lui-même à l’aune du néolibéralisme triomphant : structures pyramidales, rapports hiérarchiques, étouffement de la parole des autres femmes, individualisme… « L’empowerment » n’est qu’une contre-mesure du système face à la montée de la lutte pour l’égalité. C’est la déclinaison crépusculaire du patriarcat au temps de la post-modernité pour désagréger la solidarité des femmes.
Prenons un exemple. A l’heure actuelle, personne, ni homme ni femme, ne s’avère capable d’éliminer les effets dévastateurs des violences dans le cadre du mariage ou au moment des divorces. En Espagne, la loi Intégrale contre les Violences faites aux Femmes, malgré des effets positifs indiscutables, ne parvient pas à résoudre le problème. De nombreuses femmes continuent à mourir assassinées par des compagnons qui se suicident après. Ces assassinats arrivent toujours au moment où la femme veut mettre un terme à la relation. Comment en finir avec un phénomène qui plonge ses racines dans le plus profond du patriarcat, des rapports, des valeurs et des identités qui le fondent? C’est tout simplement impossible sans battre en brèche le système et ses engrenages. Voici une entreprise qui ne saurait être en aucun cas celle du pouvoir masculin, se sabordant lui-même, ni celle d’un pouvoir féminin en trompe-l’oeil.
« Féminiser le pouvoir » ? Pas besoin de se référer aux « dames de fer » de la politique mondiale, de Golda Meir jusqu’à Angela Merkel, passant par Margaret Thatcher. En ce moment, nous avons en Espagne des femmes au pouvoir ; ce qui plus est, des femmes de gauche, occupant des portefeuilles de toute première importance au sein d’un gouvernement qui se dit « socialiste » et qui demeure paritaire. Nous avons, entre autres, une vice-présidente, une ministre de l’économie (fidèle à la plus stricte orthodoxie néolibérale) et une ministre « de la guerre » (qui, en pleine rigueur budgétaire, s’évertue à préserver les recettes destinées aux armées)… Faut-il ajouter que le Ministère de l’Égalité, qui disposait du 0’28 % du budget, vient d’être supprimé – austérité oblige ! - lors du récent remaniement du gouvernement? En quoi cela nous fait-il avancer dans notre projet émancipatoire ?
Déconstruction et… «Imagination au pouvoir ! ».
Nous devons nous convaincre que c’est un problème global qui suppose déconstruction de ce qui est et reconstruction d’un autre monde possible à partir d’alliances avec tous et toutes les exploitées. Car s’il faut évidemment mettre en lumière la spécificité de l’oppression des femmes, on peut pas s’y prendre en vase clos, ignorant tout les autres injustices – sociales, nationales, ethniques, écologiques… - avec lesquelles s’imbrique la domination patriarcale et dont nous sommes tous et toutes victimes. Cela nous conduirait à déformer la réalité sociale…. Et politique.
Nombreux sont les hommes qui aspirent, eux aussi, au changement d'un système masculin - dont le coût humain est pour beaucoup d'hommes très élevé - élitiste, sclérosé et profondément injuste. Ce système, accouplé au système capitaliste en crise prend l’eau. Aussi, pour que des hommes nous rejoignent - si nous souhaitons qu'ils le fassent -, encore faut-il affirmer clairement, et non pas en catimini, que, sur la base des principes que les féministes ont posés, leur place est souhaitée, et pour cela, que leur statut soit, en tant que tel, clairement énoncé. Ce n'est, me semble-t-il, qu'à cette condition que si les hommes ne s'affirment pas solidaires des féministes - sur des projets démocratiques égalitaires, sur les luttes contre les violences dont ils sont majoritairement les auteurs, comme sur tous les projets de société qui posent les rapports de pouvoir entre les sexes au cœur du politique - nous serions alors en droit de dénoncer leur volonté explicite de maintenir, à l'encontre des femmes, leurs privilèges et leurs abus.
Des alliances obligées.
Cette prise de conscience, ce combat s’inscrivent de manière complémentaire avec d’autres combats anticapitalistes, antiracistes, écologiques, culturels, idéologiques, philosophiques et moraux… Il ne peut être question de hiérarchiser les oppressions. Nous devons tisser des solidarités croisées pour unifier l’ensemble des exploités et opprimés de tous les sexes de notre classe.
Nous devons clarifier les liens entre sexualité, violences contre les femmes et politique ; mettre en lumière les mécanismes et la fonction de l'asservissement des femmes dans le contrôle de la reproduction humaine ; prendre à bras le corps la problématique lancinante de la prostitution et le « commerce de femmes et enfants », comme de tout ou partie du corps des êtres humains. Nous devons nous occuper des nouvelles formes de distribution du partage du travail, de la féminisation de la pauvreté, des bouleversements de la structure familiale… Nous devons, tout aussi concrètement, percer la signification et l'impact de la construction européenne, et plus largement de la mondialisation de l'économie, en matière d'évolution des rapports de pouvoir entre les sexes. Dans un monde poussé vers la catastrophe climatique, il nous revient de mettre en avant la critique écoféministe, ainsi que des logiques nouvelles sur le développement. L’heure est venue d’une prise de conscience de la portée des violences symboliques, d’une remise en cause conceptuelle de la notion de « droit de l'Homme », de la féminisation du langage et la critique féministe du langage…
Le féminisme ne pourrait plus alors être accusé d'être porteur d'exclusion et de favoriser la seule prise de pouvoir par les femmes, -à travers les débats sur la parité par exemple-; il assumerait et pourrait revendiquer sans ambiguïté sa position politique de mouvement porteur d'avancée des droits de la personne et de la démocratie.
Les associations féministes ont des projets politiques fondés sur le refus de l'oppression masculine ; c'est sur ces projets et sur les moyens qu'elles se donnent pour y parvenir qu'elles doivent être jugées. Mais elles ne pourront participer à la construction d'un mouvement social ou/politique que si elles sont à même de positionner leurs relations avec les femmes pour lesquelles elles se battent et de construire, sur ces bases préalablement clarifiées, les réseaux, les relais capables de les mobiliser réellement. Le rôle de porte-voix des féministes, dévoilant les mécanismes et les effets de l'oppression patriarcale, dès lors qu'il aura été clarifié, sera légitimé.
Créer les conditions d'une défense concrète des droits des femmes et d'une réappropriation de leur parole et de leur vie (sans laquelle, il n'y a pas de légitimité féministe) sans se substituer à elles ; ne s'accorder le droit de parler en leur nom que sur les bases d'une activité, de réseaux vivants et d'une compétence acquise à travers ces liens, dans le cadre d'un projet affirmé, tout cela peut être un élément de réponse.
Nous devons lutter aussi pour ne pas reproduire la domination, car c’est la reproduction d’un statut d’exploitation et les comportements les plus quotidiens qui renforcent cette exploitation. La façon de consommer, de s’habiller, de parler, de communiquer... sont transmis et véhiculés dans les cadres aussi bien intimes comme la famille que dans l’ensemble de l’environnement social.
Le « pouvoir des femmes » ne peut être qu’un mouvement autonome, critique, large et unitaire, et chaque femme y doit trouver sa place. Un mouvement qui défende des valeurs humaines liées au bien-être de tout le monde et non des valeurs destructives du patriarcat et du capitalisme qui nous entraînent à un esclavage et à la barbarie.
Comme le disait William Shakespeare, « Ceux qui exercent le pouvoir le font seulement sur commande. Ils ne font rien par amour ». Ce à quoi, comme un écho, répondait la voix de Benjamin Constant : « Que les autorités se bornent à agir avec justice ; quant au bonheur, on s’en charge nous-mêmes ».
Sylviane DAHAN
30/10/2010
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.