Introduction : Pas d’histoire sans elles
Le programme d'histoire « place clairement au coeur des problématiques les
femmes et les hommes qui constituent les sociétés et y agissent. Le libre choix laissé entreplusieurs études doit permettre en particulier de montrer la place des femmes dans l'histoire des sociétés » (BOEN spécial du 29 avril 2010, Programmes d'histoire-géographie de seconde, introduction au programme d'histoire).
Que transmettons-nous aujourd’hui à nos enfants ? Certes une histoire riche,
complexe, ouverte au monde. Mais ce récit, qui se pense universel, reste partiel, partial et finalement borgne. Par ces adjectifs qui pourront paraître provocants, nous voulons souligner la prégnance d'une conception de l'histoire enseignée qui remonte aux débuts de notre école républicaine : penser et conjuguer l'histoire au masculin pour former des citoyens et des
grands hommes qui agiraient seuls sur l'espace public. Le « roman national », geste de nos héros, proposait dans ses marges une « petite histoire » touchant le domaine privé, agrémentée d'anecdotes plus ou moins légères : c'était la part des femmes. Des générations ont été formées selon cette approche encore dominante.
N'est-il pas surprenant de parler au seul masculin de mouvements nationaux, sociaux ou religieux, de guerres, de massacres, de génocides, alors que des populations entières sont concernées ? N'est-il pas étrange de parler au seul masculin, ou au neutre pluriel, de migrations, d'urbanisation, de bouleversements technologiques, de modifications du travail,
alors que femmes et hommes y sont impliqués, parfois différemment ? Pourquoi contribuer à un musée imaginaire des arts où les femmes ne sont que des objets de représentation ?
Un nouveau champ de savoirs :
Depuis quarante ans, l’histoire des femmes est devenue un champ de recherches scientifiques. Répondant à une attente du mouvement social des femmes des années 1970, il s’agissait en premier lieu de rendre visibles les femmes du passé. Depuis les années 1980, l’objectif est aussi d’analyser les relations sociales entre hommes et femmes, relations qui organisent toute société selon des modalités variables en fonction des époques et des lieux.
Par ailleurs, les identités masculines et féminines ne résultent pas seulement de données naturelles mais aussi de constructions sociales et culturelles qui doivent être historicisées. Ces approches, plus récentes, constituent ce qu’on appelle communément l'histoire du genre.
Le corpus de savoirs validés est considérable. Dans les programmes et manuels
cependant, le récit reste essentiellement masculin, alors que sont intégrés nombre d'acquis du savoir historique récent. Les femmes ne sont mentionnées que fugitivement, ou dans de rares dossiers comme on en consacre au château-fort ou à la machine à vapeur.
En respectant les programmes actuels et les passages obligés de la culture historique des citoyennes et citoyens de demain, cet ouvrage tente de proposer un autre récit qui sorte les femmes de l'ombre. Ni geste héroïque au féminin, ni histoire victimaire, il veut présenter, dans toute sa complexité, « le nuancier infini des relations entre hommes et femmes » (Arlette Farge), rendre compte de leurs actions respectives, s’interroger sur le sens que chaque société
attribue au masculin et au féminin. En somme, un livre d’histoire au féminin et masculin, s'intéressant aux « deux moitiés du ciel ». Destiné aux professeurs et professeures1 de l’enseignement secondaire et élémentaire, aux étudiants et étudiantes envisageant ou non.
1 L’expression peut paraître redondante. Nous avons néanmoins fait le choix d’y recourir fréquemment dans cet ouvrage, de même qu’à la féminisation des noms de métiers et de fonctions. En effet, en dépit de sa vocation à
signifier l’universel, l’usage du masculin pluriel a contribué à rendre les femmes moins (ou pas) visibles.
Il conduit aussi à sous-estimer le poids des rapports de sexe dans un groupe donné ou à considérer comme naturel le caractère masculin de tel ou tel statut et fonction. l’enseignement, ainsi qu’aux parents d’élèves, nous le qualifions de manuel d’histoire mixte.
Malgré ses limites, nous avons choisi de promouvoir ce terme, qui est peut-être plus compréhensible que celui d’histoire du genre et a le mérite d’interpeller la communauté enseignante.
Une histoire mixte, pourquoi ?
Les apports de la transmission d’une histoire mixte sont d’ordre à la fois scientifique et civique. Tout d’abord, elle révèle la présence des femmes dans la sphère publique. Choisies et interrogées différemment, les sources en disent beaucoup sur elles. Ainsi, elles ont toujours travaillé mais leur travail a été rendu invisible. Elles ont voulu créer malgré obstacles et dénis : leurs créations ont été minimisées et/ou occultées. Même privées de droits civiques,
elles ont été des actrices politiques, comme les militantes de la Ligue patriotique des Françaises ou celles de l’Union française pour le suffrage des femmes sous la IIIe République.
Par ailleurs, une histoire attentive aux deux sexes fait surgir de nouveaux objets d’histoire et permet d’en réévaluer d’autres, considérés jusque là comme anecdotiques : par exemple l’intime, les émotions, le corps, les sexualités, l’amour, la maternité. Comme on a pu dire que le privé est politique, ces nouvelles approches suggèrent que le privé est historique
et font réfléchir sur la pertinence de la distinction entre une sphère publique digne d’une histoire savante et un domaine privé anhistorique. Les enjeux liés à la reproduction et la maîtrise de la fécondité, qui ont pesé de façon déterminante sur la vie des femmes et des hommes (mortalité en couches, stratégies anticonceptionnelles, pratiques abortives et solidarités féminines, combats pour le droit des femmes à disposer de leur corps) ont toute
leur place dans l’enseignement de l’histoire sociale et politique.
Comme les femmes, les hommes ont aussi une histoire du privé. Plus généralement, la construction de la virilité, affaire publique et privée, est un fait historique qui change suivant les sociétés. « On ne naît pas femme, on le devient » : on mesure désormais combien cette affirmation de Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, 1949) s’applique aussi aux masculinités. Comment devient-on homme à telle ou telle époque, comment devient-on femme et quelles assignations sociales ces désignations impliquent-elles ? Il y a là une
question d’histoire qui ne peut laisser indifférents enfants et adolescents.
Enfin, donner leur place aux femmes et aux rapports de sexe invite à un réexamen des césures chronologiques et des connotations attachées à telle ou telle période, césures et connotations qui, communément admises, organisent la recherche et la transmission des savoirs dans notre discipline. Y a t-il eu une Renaissance pour les femmes ? Moment fondateur d’un processus d’individualisation pour les hommes, la période 1789-1815 a-t-elle
initié une rupture comparable pour les femmes ? L’accès des femmes au droit de vote en 1944 transforme-t-il les rapports entre hommes et femmes dans l’ensemble de la société française ?
La fonction de l’enseignement de l’histoire est aussi de préparer les filles comme les garçons à entrer dans une vie adulte active et citoyenne. À cet égard, l’expérience récemment conduite par une enseignante en classe de 3e est particulièrement éloquente. À l’occasion de la préparation d’une exposition au CDI sur les héros/héroïnes du XXe siècle, les élèves devaient mener une recherche sur une personnalité choisie dans une liste paritaire. Après exploitation et confrontation des productions, une élève a spontanément tiré la conclusion : « maintenant, je sais que je peux tout faire » (témoignage, Nicole Cadène).
Comment exprimer plus clairement la nécessité de modèles d'identification pour ouvrir aux filles le champ des possibles ? Les affiches qui surgissent à la fin de l'hiver pour les attirer vers les sciences ou un éventail élargi de métiers ont peu d’effet. Une demi-journée de recommandations et d'indications techniques d'un conseiller ou d’une conseillère d'orientation n’est pas plus
efficace pour faire contrepoids à des années d'immersion dans des représentations sociales discriminantes. Cette fonction légitimante de l’histoire par le biais de modèles d’identification vaut aussi pour la présence des femmes dans la vie politique, où la mixité peine à s’imposer.
Pour que notre discipline assume pleinement sa fonction civique, il faut plus
généralement qu’elle permette aux élèves de décrypter les mécanismes sociaux de construction des inégalités. Qu’elles soient de sexe, de race ou de classe, celles-ci ne doivent rien à la nature. Dans une société où les valeurs d’égalité font consensus, l’histoire doit aussi faire comprendre que l'acquisition de droits n’est pas inéluctable mais résulte de luttes et d'actions menées par des actrices et des acteurs ; qu’elle connaît des avancées et des reculs ; qu’elle suscite des controverses ; qu’elle nécessite des débats, des argumentaires et de la
vigilance.
« Il n'y a pas de pente naturelle vers l'égalité » (Margaret Maruani), contrairement à ce que peuvent laisser croire les chronologies législatives couramment proposées aux élèves.
Les « leçons » de l'histoire se situent dans l'analyse des processus, des ruptures, des éclipses, des avancées, des régressions, des résurgences, des conflits, des consentements et des compromis.
Les plus attachés au souvenir unificateur du roman national craindront peut-être d’ouvrir une boîte de Pandore d'où sortirait un éclatement du récit et un renforcement de la guerre des mémoires. Mais la dimension sexuée est universelle et traverse tous les groupes, toutes les classes et toutes les communautés. Les femmes ne sont pas une minorité, à moins
qu'elles ne soient une « 51% minority », comme le disaient les Américaines. Faire place à l'histoire de peuples autrefois dominés dont certains descendants sont partie prenante de notre avenir national, pour reconnaître et pacifier des mémoires douloureuses, est un problème qui se pose. Ce n'est pas le même et il concerne aussi bien les femmes que les hommes.
Une histoire mixte, comment ?
De nombreux acteurs du système éducatif ont pris conscience du peu de pertinence du récit historique adressé aux filles et garçons. Ainsi, depuis plus de trente ans, se sont succédé, en France et en Europe, articles de presse ou de revues spécialisées, livres et rapports institutionnels (Inspection générale, CNDP...). Ils aboutissent à la même conclusion : l'inégale représentation des hommes et des femmes et la fréquence des stéréotypes (femmes allégories, sujets de tableaux, consommatrices...) dans les manuels scolaires, toutes disciplines confondues, contribuent à la persistance des inégalités
hommes/femmes. En ce qui concerne l’histoire, des initiatives ont été prises au niveau européen et français dès la fin des années 1990 et des directives communes à plusieurs ministères diffusées dans les régions. L'inspection générale d'histoire-géographie a fermement soutenu les Rendez-vous de l'histoire de Blois 2004 consacrés aux Femmes dans l'histoire.
Elle a participé au colloque organisé par Mnémosyne, en mars 2005 à l'IUFM de Lyon, sur la transmission, à tous les niveaux d'enseignement, de l'histoire des femmes et du genre.
La question a donc été fréquemment débattue, rebattue même, mais la mutation n'est pas intervenue de façon décisive, sauf exception, dans les moeurs éditoriales et enseignantes.
Dans bien des cas, une directive peut permettre d'inclure des questions sensibles, oubliées ou occultées : le génocide arménien, les traites négrières, les sociétés de plantation...
Il est possible d'ajouter un dossier, un paragraphe ou un chapitre dans un manuel, de proposer une ou plusieurs activités scolaires. Mais comment transformer le regard historien des enseignants du jour au lendemain ? Comment modifier toutes les matrices intellectuelles et matérielles des synthèses enseignées ? Comment changer un monocle pour des lunettes,
comment apprendre à voir avec des lunettes 2D ?
Une première étape nous a paru nécessaire. « Nous » : l'association Mnémosyne
constituée d'historiennes et d’historiens, universitaires, chercheurs, enseignants attachés à la transmission des savoirs sur l'histoire des femmes et du genre, porteurs, depuis plusieurs années, d'un projet d'ouvrage professionnel destiné à accompagner ce changement de regard.
Pour faciliter la mise en oeuvre d'incitations très générales, nous avons voulu mettre à la disposition des enseignants une première synthèse.
Une histoire mixte, avec quel contenu ?
Il s'agit donc de changer le regard, non de « charger la barque ». Les informations scientifiques les plus récentes sont fournies sous la forme d'un texte, qui peut être repris partiellement ou totalement par des enseignants. Elles sont assorties de dossiers documentaires utilisables avec des élèves, assez denses pour permettre des choix et des coupures, une adaptation à tous les niveaux et toutes les catégories d'enseignement.
Les pistes d'exploitation s’inspirent des objectifs de capacités et de méthodes fixés par les programmes officiels actuellement en cours de mise en oeuvre.
En 400 pages, nous n'avons aucune prétention à l'exhaustivité et assumons certains silences.
Nous avons pris le parti de faire deux types de chapitres. Les chapitres de
« substitution » ont vocation à remplacer leurs équivalents habituels, en traitant les thèmes au programme selon une approche véritablement mixte. Cette démarche implique des choix, qui ne nuisent en rien à l’acquisition de la culture historique des élèves. Ainsi du chapitre sur l'enracinement de la IIIe République. Renonçant à la longue énumération des crises, nous avons privilégié l’analyse du genre (masculin) de la République et montré la complexité des
situations sociales et politiques qui amènent des femmes à participer, elles aussi, à la culture et aux controverses républicaines. À cet égard, l’affaire Dreyfus est un moment fondateur.
Il n’y a pas lieu de regretter l’absence d’épisodes traditionnellement enseignés. Pas plus que d’autres disciplines, l'histoire n’est un bloc de connaissances définitivement établi.
Elle est un récit qui se modifie en fonction des questions que, dans un contexte donné, nous posons au passé, donc aux sources. Son enseignement doit traduire ces changements.
Les chapitres de « complément » fournissent, sur une question ou une période, des informations d'histoire des femmes qu’il est possible d’insérer dans un cours classique. Ils ont également accompagnés de dossiers documentaires. Ces chapitres comportent les rappels nécessaires pour que les professeurs fassent leurs choix d'insertion et d'allègements, afin de construire l'histoire mixte qu'ils ou elles souhaitent enseigner.
Les programmes de l’enseignement élémentaire et du collège obéissent à une logique chronique, ceux du lycée à une logique plus thématique et problématisée.
Comme il est plus facile, pour bâtir un cours, de passer du chronologique au thématique, nous avons opté pour un plan chronologique. Nous avons par ailleurs toujours essayé de présenter des documents nouveaux et adaptés à notre démarche. Certains documents classiques, parfois évoqués – allusion est ainsi faite au Dîner de famille de Caran d'Ache – restent à disposition dans les manuels des élèves.
Il fallait une reconnaissance institutionnelle confirmant l'existence d'une demande sociale. La Région Ile-de-France nous l'a donnée avec une subvention correspondant à un préachat pour ses lycées. Il fallait une équipe d'auteur-e-s : des enseignants du secondaire et du supérieur, des chercheurs spécialisés, des IA-IPR ont accepté, comme les coordinatrices du volume, de travailler bénévolement et de se couler dans un moule contraignant au seul
bénéfice de Mnémosyne... et de la mixité.
Oeuvre militante ? En tout cas, celle d'historiennes et d’historiens attachés à la diffusion de l’histoire des femmes et du genre. Il fallait un éditeur : nous avons rencontré une écoute attentive et chaleureuse auprès des éditions Belin que nous remercions vivement pour leur ouverture et leur efficacité. Notre souhait est que la réception de cet ouvrage par nos collègues permette la poursuite de cette aventure intellectuelle, démocratique et pédagogique : compléments sur internet, mises à jour...
en attendant des manuels-élèves de plus en plus mixtes !
Geneviève Dermenjian, Irène Jami, Annie Rouquier, Françoise Thébaud
encart sur l’association Mnémosyne à mettre ici ou ailleurs (l’encart fait 3200 signes)
Association pour le développement de l’histoire des femmes et du
genre – Mnémosyne
Origines
Née en 2000, à l’initiative de l’équipe de rédaction de la revue Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, l’association loi 1901 s’est placée sous l’aile tutélaire de Mnémosyne, déesse de la mémoire et mère des neuf muses dans la mythologie grecque.
L'association a pour but « le développement de l'histoire des femmes et du genre en France, dans les universités comme dans tous les lieux, institutionnels, associatifs et culturels d'enseignement, de formation, de recherche et de conservation ». Elle est la section française de la Fédération internationale pour la recherche en histoire des femmes.
Objectifs
Comme l’indiquent les statuts, ses objectifs sont à la fois scientifiques, institutionnels et pédagogiques :
- promouvoir la dimension européenne, francophone et internationale de l’histoire des femmes et du genre
favoriser l’inscription institutionnelle de ce domaine de recherche
- assurer sa transmission à tous les niveaux de l’enseignement.
Activités
Conformément à ses objectifs, l’association oeuvre pour faire vivre un réseau de recherche et développer les échanges scientifiques en histoire des femmes et du genre. Son action est destinée à favoriser la visibilité et la transmission des connaissances, comme l’insertion professionnelle des chercheurs/ses concerné-e-s. A cet effet, elle assure :
- la publication d’un bulletin et d’un annuaire
- l’organisation de journées d’études annuelles
- l’attribution depuis 2003 d’un Prix Mnémosyne couronnant un mémoire de master
(publié aux Presses Universitaires de Rennes)
- la publication depuis 2007 de la revue électronique semestrielle Genre&Histoire, hébergée par le portail Revues.org
- une participation au Comité pour l’égalité professionnelle dans l’Enseignement
supérieur et la recherche.
La transmission est devenue un axe d’action privilégié, dont témoigne la parution de
ce manuel :
- Mnémosyne a rédigé la brochure Pas d’histoire sans elles : ressources pour la
recherche et l’enseignement en histoire des femmes et du genre (distribuée à tous les participants aux Rendez-vous de l’Histoire de Blois consacrés en 2004 aux « Femmes dans l’Histoire », elle est disponible au CRDP de l’Académie d’Orléans-Tours) et organisé en 2005 à l’IUFM de Lyon un colloque « Histoire des femmes et du genre :
enseignement et transmission des savoirs » (communications disponibles sur le site).
- L’association a publié dans Historiens & Géographes un dossier sur l’histoire des femmes et du genre (numéros 392, 393, 394 parus en 2005-2006)
- Les membres de l’Association participent à la formation initiale en IUFM et à des stages de formation continue pour les enseignants (plans académiques de formation).
Membres
Forte de plus d’une centaine de membres cotisants et de nombreux sympathisants, Mnémosyne est ouverte à tous ceux et toutes celles qui se reconnaissent dans ses objectifs :
- enseignants et enseignantes du secondaire et du supérieur
- chercheurs et chercheuses concernés
- inspecteurs et inspectrices de l’Éducation nationale
- étudiants et étudiantes
- personnes intéressées par l’histoire des femmes et du genre.
Pour en savoir plus
http://www.mnemosyne.asso.fr